ActuSF: l’interview de Laurence Suhner


L’interview d’ActuSF

Tout d’abord, une petite question de présentation.
Quels ont été les auteurs les plus marquant pour toi et qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire de la science fiction?

Je commence par la deuxième partie de la question. Dès ma prime jeunesse, mon père m’écrivait des histoires que j’illustrais en bande dessinée, ma première passion (ma mère était dessinatrice). Ses scénarios foisonnaient de péripéties extraordinaires où un savant fou jouait toujours un rôle prépondérant en faisant des découvertes majeures ou en organisant des expéditions aux confins du monde connu. Ça ressemblait aux aventures de Tintin, mais en plus sciencefictionnesque. Il faut dire que, jusqu’à mes six ans, nous habitions Bruxelles, le temple de la BD.

J’ai commencé à lire de la SF vers neuf ans avec les romans de Henri Vernes, Les aventures de Bob Morane, qui circulaient entre les bancs d’école. J’avais un groupe de copains constitué essentiellement de garçons un peu frondeurs, et nous vivions sans cesse des aventures farfelues dans le quartier qui, avec ses maisons abandonnées, ses falaises et ses bois touffus, se prêtait bien au jeu.

C’était aussi la grande époque des soucoupes volantes. Tout le monde en parlait et écrivait à ce sujet. C’est également à ce moment-là que j’ai découvert la SF à l’écran avec les premiers Star Wars et en bande dessinée à travers les aventures de Valérian, agent spatiotemporel. De quoi s’inspirer! Évidemment, la première histoire de SF que j’ai écrite, et non dessinée, traitait de soucoupes volantes! Ensuite, j’ai découvert Nathalie Henneberg avec son roman: La Plaie. Je devais avoir onze ans. Une lecture un peu coriace pour cet âge tendre, mais son écriture originale a enflammé mon imagination. Après, j’ai dévoré tous les classiques anglo-saxons, dont une bonne partie peuplait la bibliothèque de mon père: Asimov, Clarke, Simac, Silverberg, Hamilton, Bradbury, etc…

Je ne me rappelle pas avoir arrêté de lire de la SF depuis. Durant mes études, j’ai également gloutonné tous les Stephen King, les Dean Koontz, les Graham Masterton, et j’en passe. J’adorais mourir de trouille sous les draps, et ça n’a pas changé.

Comment est née l’idée de QuanTika? Qu’avais-tu envie de faire?

Quelques-uns des personnages de la trilogie existaient déjà bien avant que me vienne l’idée de QuanTika. Ils étaient les héros d’une BD intitulée « Les Chronosphères » que j’ai réalisée en 1997, mais qui n’a pas été publiée. On peut en voir quelques planches sur mon site BD: www.suhner.net. L’histoire, un délire chronodimensionnel comme je l’appelais, n’avait toutefois rien à voir avec QuanTika.
Le déclencheur s’est fait au début des années 2000, à la suite d’un rêve d’un réalisme saisissant où une grande partie de l’univers de QuanTika m’a été révélée dans mon sommeil. Je devais y penser en arrière-plan depuis très longtemps.

Pour développer et préciser cet univers, j’ai écrit plusieurs novellas mettant en scène Tékélam, Haziel Delaurier, Ambre Pasquier, Kya Stanford et Seth Tranktak. Je savais d’ores et déjà qu’il y aurait une planète de glace, un artefact inquiétant en orbite, des réflexions scientifiques, un paradoxe, des extraterrestres et de la musique. Après, dans quel ordre? Mystère.
À noter que la première version de QuanTika se déroulait bien plus tard dans l’intrigue, dans ce qu’on pourrait appeler un hypothétique tome 4. Vestiges est en fait une préquelle du scénario originel.

Comment as-tu travaillé et imaginé ton univers?

Au début, par petites touches quand j’avais le temps, en parallèle de mon travail de designer 3D et de dessinatrice. L’univers de QuanTika se précisait peu à peu et gagnait en puissance. Des détails et des scènes entières surgissaient de mon imagination comme par enchantement, et je m’empressais de les dessiner.

À la fin 2005, pour diverses raisons, j’ai tout lâché pour m’y consacrer pleinement, tant cet univers me dévorait. Ç’a été un grand chamboulement dans ma vie. J’ai eu besoin non seulement de le représenter en dessins (ma première idée était d’en faire une BD en trois tomes), mais aussi de créer des morceaux de musique qui accompagneraient l’univers du roman. QuanTika a toujours été pour moi un mélange d’images, de textes et de sons. J’ai eu la chance de pouvoir commencer la rédaction du premier jet de Vestiges en pleine nature, à 1800 mètres d’altitude, dans les Alpes suisses. Ça m’a aidée à façonner l’atmosphère glaciale de Gemma et ses paysages pétrifiés.
Certaines illustrations d’origine figurent sur le site internet de la trilogie: www.quantika-sf.com

Comment présenterais-tu les Bâtisseurs?

Une civilisation stellaire très ancienne à haut développement technologique, mais qui ne possède, apparemment, pas de langage scientifique. Un paradoxe pour les colons humains de Gemma.

Même question pour ton héroïne Ambre? Comment la vois-tu?

Ambre habite mes BD et illustrations depuis 1997. Au départ, elle était directrice de la CosmoTek dans un futur lointain. Foutu caractère, autoritaire, grande, longs cheveux noirs, très belle. Je l’ai dessinée des milliers de fois avant de la décrire avec des mots. J’adore dessiner de beaux personnages. Et il fallait bien ça pour qu’Haziel Delaurier tombe sous le charme! De toute façon, je commence toujours par dessiner mes personnages avant de les incorporer à une nouvelle ou un roman. Ça me permet de savoir exactement à quoi ils ressemblent, mais je le fais uniquement pour moi. Je préfère que le lecteur se construise une image personnelle.

Toutefois, dans cette version initiale, elle n’était ni d’origine indienne ni musicienne. C’est en essayant de la caractériser davantage qu’elle est devenue joueuse de tabla. Je me suis inspirée de ma propre expérience de la musique indienne classique afin de forger son côté artiste. Comme elle, je joue des tabla. Mais, pour les besoins de l’intrigue, il était nécessaire que cet aspect de sa personnalité soit caché, comme volontairement oublié. Pour une raison inconnue du lecteur, Ambre a tout quitté pour se consacrer uniquement à la science, sans retour en arrière possible, du moins le croit-elle. Il me fallait un personnage complexe, ambivalent, torturé et colérique pour lui faire traverser certaines épreuves au contact de Ioun-ké-da et des Bâtisseurs. Avec son vécu, elle incarnait la parfaite victime de l’Entité.

L’un des grands sujets c’est celui du premier contact entre humains et extra-terrestres. Qu’avais-tu envie de faire en mettant en scène cette rencontre? Et y’a-t-il un plaisir particulier en tant qu’auteur de SF à jouer avec des Aliens?

J’ai toujours été fascinée par l’Autre. Quand j’étais enfant, mon père écumait le monde pour son travail et me rapportait des trucs bizarres, du style caïman empaillé, rose des sables ou tête réduite d’Amazonie. Je m’empressais d’emporter cette moisson fabuleuse en classe pour épater mes petits camarades. Bien sûr, j’imaginais des d’histoires, toutes plus délirantes les unes que les autres, pour expliquer l’origine de ces objets.

Ainsi nourrie par les voyages de mon père, je voulais à mon tour explorer le monde, découvrir des civilisations anciennes, des cultures différentes. C’est sans doute pour cela que j’ai d’abord fait des études d’archéologie et d’anthropologie.
J’ai mis du temps à comprendre que plus que découvrir je désirais imaginer d’autres cultures, d’autres mondes, plus étranges encore. Les extraterrestres me semblaient le summum du bizarre.
Et oui, ça été un réel plaisir que de concevoir les Bâtisseurs et leur univers, et surtout de me mettre à la place de l’un d’entre eux.

Ta trilogie a un aspect Hard Science. Est-ce important pour toi d’avoir un aspect scientifique fort?
Et comment travailles-tu? J’imagine que la documentation a été importante non?

Comme Ambre, j’ai un côté ambivalent. J’ai fait des études littéraires et scientifiques, passant de la Faculté des Lettres de l’Université de Genève à l’EPFL de Lausanne (école polytechnique fédérale). J’ai toujours beaucoup aimé les questions sans fin soulevées par la recherche. À peine croit-on cerner un problème qu’un autre apparaît! C’est fascinant.
En ce qui concerne la physique quantique, elle me passionne depuis mes dix-sept ans environ. D’ailleurs, j’ai bien failli étudier la physique au lieu de l’archéologie.

Pour QuanTika, j’ai lui énormément d’ouvrages d’astrophysique, de physique et de biologie – et j’en passe – , et j’ai choisi de travailler directement avec des chercheurs: Nicolas Gisin du Groupe de Physique Appliquée de l’Université de Genève, Sylvia Ekström de l’Observatoire de Genève, Amaury Triaud du MIT (Boston, recherche en exoplanètes) et Roland Lehoucq, président des Utopiales, entre autres.
J’adore travailler de cette façon, faire des rencontres passionnantes, parler jusqu’à point d’heure avec des gens qui maîtrisent à fond le sujet. Ensuite, j’essaie de faire en sorte que le lecteur me croie sur parole quand je lui assène des vérités scientifiques – ou des énormes mensonges, au choix.

Le premier tome a été publié il y a deux ans et on attend le troisième de pied ferme. J’imagine que le projet est bien plus ancien. Quel regard portes-tu sur ce livre qui t’accompagne depuis de nombreuses années?

Oui, Vestiges est paru en avril 2012 et L’Ouvreur des Chemins en octobre 2013. Le tome 3 est prévu pour la fin 2014, mais c’est encore à convenir. Je pense que j’ai toujours souhaité écrire un bouquin comme QuanTika, même si j’ai mis très longtemps à m’y résoudre. J’avais une peur panique d’écrire de la science-fiction, justement à cause de cet aspect scientifique qui me semblait très ardu à maîtriser. Pourtant, c’est ce que je voulais pour la trilogie: qu’il y ait une base scientifique crédible, même si le roman est une pure affabulation.
J’aspirais à une SF scientifique (avec les interrogations de l’humain devant un phénomène incompréhensible), mais avec, en parallèle, un côté viscéral (ajouté par la perception des Bâtisseurs). C’est la raison pour laquelle je ne souhaitais pas d’extraterrestres ultrasophistiqués, avec une omniscience scientifique, un credo mathématique, des lois parfaites et universelles. Je voulais des tripes, des aliens presque animaux, sensitifs, en contraste avec l’intellect éternellement inassouvi des scientifiques humains. D’ailleurs, QuantTika m’apparaît comme une translation, passant des vérités scientifiques aux solutions apportées par le mythe. C’est un mouvement de va-et-vient, fait d’interrogations, de doutes et de surprises, qui conduit le lecteur de Vestiges à Origines, le dernier tome de la trilogie.

Que pourra-t-on lire dans le troisième tome?

Tu ne penses tout de même pas que je vais répondre à cette question?
Bon, je t’accorde une petite concession: le lecteur se retrouvera plongé dans l’univers des Bâtisseurs.

Tu as reçu deux prix pour QuanTika. Quelle importance cela a-t-il eu pour toi?

Ça fait plaisir! Ça signifie que des GENS, autres que ma famille, mes amis ou mes voisins, ont aimé mon bouquin. Ça fait bizarre aussi. Et doublement bizarre de se retrouver, par voie de conséquence, dans le jury du prix Futuriales 2014 à choisir les futurs nominés!

Quels sont tes projets? Quelles sont tes envies d’écriture pour l’après QuanTika?

De nombreux projets: de la science-fiction, mais pas uniquement. Avant de m’immerger dans l’écriture de QuanTika, j’avais une idée de thriller scientifique, très loin de l’univers de la trilogie. J’avais écrit une longue nouvelle pour me familiariser avec cet univers. Si je me lance, il y aura une importante recherche historique à faire: l’intrigue se déroule en 1925.

Mais, avant de penser au futur, il reste encore beaucoup de travail sur le tome 3. C’est un sacré morceau, et d’une taille conséquente, comme Vestiges… J’ai besoin de temps pour mener un projet à terme: j’écris une première version, une deuxième, une troisième… puis je recommence, je rajoute une couche de lecture pour l’aventurier attentif. Tout doit se mettre en place à son rythme, comme un puzzle. Il faudra faire preuve d’un peu de patience supplémentaire pour le tome 3. Il existe déjà dans son intégralité, mais la deuxième moitié va être entièrement revisitée. Sinon ce n’est pas drôle.

Source: par Jérôme Vincent chez actusf.com
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