Voici la version française de ma nouvelle Le Terminateur, écrite en collaboration avec les astrophysiciens de l’équipe de Michaël Gillon.
La version anglaise de cette nouvelle a été publiée pour la première fois le 22 février 2017 dans la revue Nature (Nature 542, 512, 2017)
Le Terminateur
Interprétation libre d’une découverte en astrophysique
Voilà. J’y suis.
En lisière de l’ombre et de la lumière. Sur l’exacte frontière qui sépare le côté exposé à l’étoile de celui qui demeure éternellement dans les ténèbres. C’est comme si je me trouvais au bord du monde visible, aux limites de l’univers observable, dans cette zone grise, crépuscule permanent où les ombres s’allongent et révèlent les fantaisies du relief. Le yin et le yang.
Le bruit du propulseur s’estompe. J’ai besoin de silence.
Je sors sur le pont avant de mon vaisseau-bathyscaphe, mon précieux colis entre les mains. La houle me ballotte, le vent me frappe de plein fouet, si bien que je dois m’agripper au bastingage. Devant moi, à la proue, s’étend la face obscure. Comme toutes les planètes de ce système, TRAPPIST-1e, rebaptisée Nuwa par les premiers colons, est en rotation synchrone. Exposant toujours le même côté au soleil, elle offre une réalité contrastée. Une nuit éternelle. Ou un jour éternel. Tout dépend de l’endroit où l’on se trouve. À l’est ou à l’ouest de la ligne de démarcation du terminateur.
Derrière moi, au contraire, la clarté rouge sombre de l’étoile fait brasiller la surface de l’océan profond qui recouvre une grande partie de ce monde. En équilibrant les importants écarts de température entre les deux hémisphères, il a permis à la vie d’éclore dans des conditions qui paraissaient de prime abord hostiles. Au fil des campagnes d’observation, les marqueurs biologiques relevés dans l’atmosphère de la planète – eau, dioxyde de carbone, oxygène, ozone, méthane – ont contribué à faire du système TRAPPIST-1 l’une des destinations choisies pour le long exil extrasolaire de l’humanité.
Je reste un moment immobile sur le pont, fascinée par l’océan qui s’obscurcit devant moi à mesure qu’il s’enfonce dans la nuit. Des myriades d’étoiles en criblent les flots : des bioluminescences. L’océan de Nuwa regorge de formes de vie qui transitent en permanence entre les hémisphères en suivant les courants et le mouvement des vents violents générés par le contraste des températures près de la surface. Ce sont ces vents, associés notamment au pouvoir modérateur de l’océan, qui garantissent l’existence de zones habitables de part et d’autre du terminateur, en tempérant la face exposée de Nuwa et en réchauffant sa face sombre.
Je frémis à la pensée de toutes ces vies étrangères qui se tapissent dans les profondeurs, sous la coque de mon vaisseau. L’endroit où je me suis arrêtée me semble idéal pour la tâche que j’ai à accomplir : il y a un devant et un derrière, un avant et un après. Le début. Ou, au choix, la fin du jour. Et la fin d’une vie : celle de ma mère.
Après un regard jeté à mes instruments, j’écarte le masque de mon respirateur. Ici, je ne risque rien. L’air est chargé de fragrances marines. Il fait quinze degrés. Nous percevons de l’étoile TRAPPIST-1, une naine ultra-froide étudiée il y a près de quatre cents ans par les astronomes de la Terre, plus de chaleur qu’elle n’émet de lumière visible, son rayonnement étant principalement situé dans l’infrarouge, les UV et les rayons X. Mais il suffirait que je m’aventure de quelques dizaines de kilomètres dans le côté sombre pour que la température chute et que les conditions d’habitabilité se dégradent. En réalité, il devrait même faire beaucoup plus froid, car la planète reçoit moins de luminosité que la Terre. Mais les trois derniers mondes du système sont dotés d’atmosphères denses qui, couplées à l’action des masses océaniques, contribuent à atténuer les écarts de températures tout en nous protégeant de l’important bombardement X et UV de l’étoile.
Je soupèse l’urne entre mes mains. Elle est si légère. J’entrouvre le couvercle et quelques particules s’en échappent, emportées par le vent.
C’est tout ce qui reste de ma mère. Elle est arrivée ici, avec moi, au terme d’un périple qui s’est poursuivi durant près de trois siècles. Elle avait trente-cinq ans. J’en avais tout juste cinq. Nous ne gardons en mémoire du voyage que les ultimes semaines où, un à un, les occupants du vaisseau de colonisation sont sortis de stase pour admirer les premières des sept planètes qui composent ce système à échelle réduite. Une étoile minuscule, à peine plus grosse que Jupiter, et son cortège de planètes telluriques synchrones, dont trois offrent des régions favorables au peuplement humain.
Les cendres de ma mère se dispersent à travers l’air épais de Nuwa. Elles s’élèvent dans l’atmosphère, emportées par les courants ascendants. Elles finiront par retomber dans la mer. Cette mer que j’ai écumée ma vie durant à bord de mon vaisseau-bathyscaphe.
En attendant le jour où…
Tandis que je lève la tête, mon regard se perd dans la contemplation de TRAPPIST-1f, rebaptisée Pangu, autre planète du système. Elle est si proche de nous qu’elle apparaîtrait de la taille d’une demi-Lune dans les cieux de notre berceau, la Terre. Parfois, depuis l’île où je me suis établie il y a vingt ans, je m’amuse à l’observer avec mon télescope. Sur la face éclairée, on distingue jusqu’aux détails des villes : Mélania, Béhor, Altaïra. Le système TRAPPIST-1, avec ses courtes distances interplanétaires, rend le space opera possible. Voyager de Nuwa à Pangu prend une petite semaine. Un système lilliputien où les mondes sont pareils à des pays étrangers ou aux quartiers d’une même ville.
Derrière TRAPPIST-1f, plus loin encore, on aperçoit TRAPPIST-1g. Ou autrement dit, Shennong. À cause de son atmosphère, aussi dense que celle de Vénus bien que moins toxique, le sol de la planète demeure invisible. Mais, en de très rares occasions, il arrive que les vents qui parcourent le globe deviennent si violents qu’ils déchirent durant quelques secondes la couverture nuageuse. On distingue alors une gigantesque structure. L’artefact. Une construction aérienne de plusieurs kilomètres de haut, que j’imagine être un ascenseur spatial ou un processeur atmosphérique.
Je l’ai vue une fois, l’année de mes vingt ans.
Cet épisode a marqué ma vie.
Depuis j’attends.
J’attends le jour hypothétique où nous serons autorisés à nous poser sur Shennong. Pour l’heure, ce monde nous est interdit. Toutes nos tentatives d’atterrissage ont avorté. Aucune transmission ne filtre à travers l’épaisse atmosphère.
Mais ils sont là.
Et ils sont anciens. Leur civilisation a émergé bien avant la nôtre. Ils savaient que nous arrivions. Ils ont dû nous observer, nous et notre coquille de noix stellaire tandis qu’elle avalait les quarante années-lumière qui nous séparent de la Terre.
Quant à nous, nous n’avons découvert leur existence que le jour où l’un de nos vaisseaux d’exploration a voulu s’approcher un peu trop près de Shennong.
Alors je m’arme de patience. Et je rêve. Très fort. Comme la petite fille que j’ai été autrefois.
Un jour.
Un jour serons-nous peut-être autorisés à visiter ce monde mystérieux.
Quand ?
Quand nous serons sages, m’a dit ma mère, quelques mois avant sa mort.
Ce jour, j’espère de toutes mes forces le voir de mon vivant.
© Laurence Suhner, 2017, first published in English in Nature 542, 512 (2017)
Bravo, petite nouvelle qui donne envie d’en lire une plus longue sous forme de roman. Peut-être bientôt?
Merci. Ou de recueil de nouvelles….
Formidable, Laurence ! Comment faire naître des sensations (le jour, la nuit, l’océan, l’atmosphère…) et, bien entendu, des émotions (la mort, la découverte, le devenir de l’espèce…) autour d’une découverte scientifique brute. Et frustrant, évidemment, par sa brièveté. Mais pourquoi ne pas y revenir ? (Et – je rêve – y associer peut-être d’autres auteurs, tissant un réseau littéraire autour de Trappist-1 ainsi qu’il existe un réseau scientifique…) Bravo, Dominique.