La fin de quoi?


Le Dimanche 23 décembre 2012, en exclusivité pour les lecteurs du «Courrier», quatre auteurs romands de science-fiction ont écrit une nouvelle sur ce fameux 22 décembre 2012 qui a failli ne pas voir le jour.

Différent

Par Laurence Suhner

La cendre tombe du ciel. On dirait de la neige. Ça pourrait sembler normal pour un 22 décembre: l’an passé, il a fait du ski en pleine rue! C’était amusant, on se serait cru aux sports d’hiver. Sauf que la cendre ne tombe pas exactement de cette façon-là. Elle attend. Parfois elle remonte, échappant à la gravité, portée par le vent, folâtrant dans les airs. Et puis elle a une saveur étrange, qui ne ressemble pas à celle de la neige. Un peu salée, un peu écœurante.

Il n’aurait pas dû la goûter de la pointe de sa langue. Il n’aurait pas dû.
Mais personne n’est là pour le gronder.
L’idée lui plaît… Personne pour lui demander de ranger sa chambre, pour lui rappeler ses devoirs, pour lui dire de ne pas massacrer les jouets de sa petite sœur. Personne.
Sous ses pas, les éclats de verre crissent. Il se sent bizarre et léger. Il a patienté des heures avant de sortir de sa cachette, attendant que quelque chose se passe ou que quelqu’un pointe le bout de son nez: des policiers, des soldats avec des armadas de tanks, des camions, des hélicoptères ou n’importe quoi. Comme dans les films. Mais rien ni personne n’est venu. Alors, il s’est lassé.
Pour la première fois, il prend conscience du silence qui l’enveloppe. Si intense qu’il entend les flocons se déposer, un à un, sur sa veste. Grésillement qui demeurerait imperceptible si la ville s’était réveillée comme chaque matin. Mais ce n’est pas un matin ordinaire.
Aux environs, il n’y a plus de maisons, plus d’immeubles, que des conglomérats de ruines, de pierre, de béton, des barres de ferraille tordues surgissant du sol telles des griffes. Sous ses pieds, l’asphalte, lézardé et craquelé, offre le même aspect que dans les images à la télé après un tremblement de terre.
Il se demande s’il rêve, s’il est vraiment le seul.
L’idée, loin de l’effrayer, lui confère un pouvoir, une particularité qui en fait un être d’exception. Depuis qu’il est petit, on lui ressasse qu’il est un bon élève, un gentil camarade. Sans histoire. Ses parents sont normaux aussi: sa mère est secrétaire et son père, banquier. Ils ne sont pas méchants, ne le battent pas, ne font pas des scènes de ménage. Des parents tout ce qu’il y a de plus banals.

Pourtant, il a toujours rêvé d’une vie différente, une vie où se déroulerait un événement extraordinaire. Une vie où il serait l’unique témoin de la grande catastrophe. Mon Dieu, qu’il l’a souhaitée cette fin du monde! Plus de parents, plus de maîtresse, plus de devoirs!
Je suis le dernier homme, songe-t-il.
Le ciel s’est obscurci et il frissonne. Peut-être aurait-il dû rester dans sa chambre avec sa petite sœur, ou dans le salon aux côtés de son père et de sa mère, à regarder la télé jusqu’à l’ultime moment. Blam!
Mais il a préféré sortir en cachette. Jamais, il n’aurait loupé le spectacle. Son spectacle!
La cendre s’est arrêtée de tomber. Le silence en devient plus poignant encore, si bien qu’il perçoit les murmures internes de son organisme: des battements, des souffles, des sifflements qui l’effraient. Il s’était figuré beaucoup de choses – éclairs, fureur et coups de tonnerre –, mais jamais un tel silence.
En vérité, jamais il n’avait imaginé le silence.
Ni la solitude. Pas ce genre de solitude en tout cas.
Soudain, il comprend ce que cela signifie vraiment d’être seul au monde. Il maudit le destin qui lui a accordé son vœu le plus cher. Et si c’était de sa faute? S’il l’avait provoqué, ce cataclysme, à force de le souhaiter, de le désirer corps et âme, afin de balayer à jamais la banalité de son existence? Il l’a même demandé au Père Noël…
A présent, il détale au milieu des décombres. Le bruit occasionné par le frottement des manches de son anorak est assourdissant. Ses chevilles se tordent sur les gravats, il a mal aux genoux, il transpire. Cette fois, il a peur, une peur atroce, qui lui donne envie de pleurer et de vomir. Après réflexion, l’apocalypse ne lui plaît pas tant que ça.
Il pousse la grille branlante du portail et continue à courir. Toujours plus vite. Jusqu’à la suffocation.
Des murmures, d’abord lointains, se rapprochent: la circulation, les chantiers, les cris des gamins dans le parc.
Derrière lui, l’usine démolie par les services industriels appartient déjà à ses souvenirs. La neige a envahi les rues tôt ce matin, leur donnant un aspect confus et fantomatique. Il a froid et une buée se forme à chacune de ses expirations.
Ses camarades l’accueillent:
– Alors, t’étais où? On t’a cherché partout! A croire que tu avais disparu.
Ce n’est pas moi qui avais disparu, c’était le monde.
Autour de lui, la ville se déploie dans sa banalité tandis qu’il s’évade vers de nouveaux jeux.
Combien de temps est-il parti? Une demi-heure tout au plus.
Une petite demi-heure où il a enfin été différent.

Source: Nouvelle publiée dans Le Courrier

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