Brouillard tropical: GeneV 2106


Imaginons. On est à Genève, dans cent ans exactement. A quoi ressemble la vie urbaine en ce juillet 2106? Nous l’avons demandé à cinq auteurs d’ici, oeuvrant dans le domaine de la science-fiction et de l’anticipation. Laurence Suhner a répondu en nous livrant une nouvelle. Notre futur… Une presqu’île artificielle surgissant des brumes… La voici.

«GeneV, le 5 juillet 2106.

J’hésite encore…
Cet après-midi, je dois donner ma réponse définitive. Décision sans appel, irrévocable. Mon simple nom sur ce formulaire scellera à jamais mon destin.

Je sors sur la terrasse. La canicule de ce début de juillet 2106 m’écrase. Un brouillard de chaleur flotte sur ma GeneV adorée, si bien que les rives du lac et ses anciens quartiers, PaKis, EauViv, se dérobent à ma vue. La Ville- Basse. Celle du passé. Celle qu’on imagine des hauteurs, sur laquelle on fantasme… J’habite au 201e étage de la Ville-Haute: la presqu’île de la GeneV du 22e siècle. La PresK, comme on a coutume de l’appeler. Ethérée, elle s’élève en plein lac jusqu’aux cieux en face de l’ancienne VesNaz. Une vingtaine d’immeubles aux lignes effilées et aux miroitements célestes. Du moins, lorsqu’ils émergent du brouillard. Depuis un demi-siècle, Genève vit sous une brume de chaleur quasi permanente. Le prix du mètre carré sur la PresK frise l’indécence. Je le déplore. Ce nouveau quartier a été construit pour pallier le manque cruel de logements, problème récurrent à Genève depuis la fin du XXe siècle. Rien de nouveau sous le soleil… Soleil d’Afrique en pleine cité. Je jette un oeil au thermomètre. Le mercure avoisine les quarante degrés. Une température devenue standard sous nos latitudes. Genève, climat tropical. Hivers chauds et pluvieux, tornades et averses torrentielles. Eté: chaleur accablante. Les croisières en AntarctiK ont un bel avenir. Les croisières en AntarctiK ou les pèlerinages sur Mars. A voir… Mars. Je n’ai plus que quelques heures devant moi. Autant me taper la cloche une dernière fois.

Un gros scandale a récemment ébranlé notre ville. Un aérobus d’une compagnie privée s’est écrasé dans la rade

Mon glisseur file dans le ciel genevois. D’autres appareils identiques volent à mes côtés, croisent impétueusement ma route, me talonnent pour ensuite changer de direction. Le ciel est une grande ruche bourdonnante en trois dimensions. Les accidents sont rares. Toutefois, un gros scandale a récemment ébranlé notre ville. Un aérobus d’une compagnie privée s’est écrasé dans la rade, à deux pas d’un tanker de carburant spécial. On a frisé la catastrophe. Les responsabilités n’ont pas encore été établies. Des têtes vont tomber, c’est sûr. De quoi alimenter les tabloïds pendant quelques semaines.

Je parque mon engin sur le toit du Bains-des-PaK. L’endroit a su rester convivial. De tout temps. C’est étrange. Ici, d’ordinaire, les goûts changent vite. Ce qui était à la page au matin, ne l’est plus ce soir. Il y a profusion de services. GeneV est une ville à la mode. On vient du monde entier pour s’y amuser le temps d’un week-end. Puis, on repart vers ParI, BangkoK, Lond’Re, NewYorK, DelHi, ADis-Abeba, HongKong. Ville hétéroclite, multiculturelle, multiethnique, développement d’une tendance initiée deux siècles plus tôt. GeneV est la ville des rencontres, à la croisée des chemins, des cultures. Ville du métissage et de la tolérance par excellence.

Depuis plus de cent ans, Genève est le fleuron de la recherche quantique.

Je termine mon plat. Un délice. Ce chef balinais est un génie. Quelques brefs coups d’oeil aux quotidiens me distraient agréablement. Evidemment, toujours cette histoire de crash dans la rade. On va l’entendre un petit moment, celle-là ! Je compulse la page des divertissements. Quelques soirées intéressantes en perspective… auxquelles je n’assisterai pas. Une boule me serre l’estomac. Je ne peux plus retarder l’échéance. Je m’engouffre rapidement dans mon glisseur. J’ai pris ma décision. C’est le dernier moment pour faire un tour de ma ville chérie. La rue de l’Ecole-de-Médecine est en liesse. On fête le cinquantenaire du Quantigraph. Le logo de la multinationale «Gisin’QuantiX» pulse dans la rue. Depuis plus de cent ans, Genève est le fleuron de la recherche quantique. Les labos «Gisin» ont été les premiers à produire un prototype d’ordinateur quantique, ouvrant la voie à de prodigieux développements et… un nouveau type de piratage informatique.

Il est temps. Je suis confortablement installée dans mon salon. Je viens de terminer ma série d’appels. J’ai dit au revoir – adieu? – à mes proches, à ma famille. Demain matin à la première heure, on viendra me chercher. C’est décidé. Je pars pourMars. J’ai gagné le concours d’urbanisation martienne. Sous mes ordres, la première ville de colons va s’élever sur le sol de la planète rouge. Ils me veulent pour superviser les travaux. Toute une aventure. L’aventure de ma vie, en vérité. Tout cela, c’est à cause de la PresK. J’en suis l’architecte. Il y a maintenant quinze ans que je l’ai conçue. Elle a plu et continue de plaire. Comment s’appellera la première cité martienne? J’ai le privilège de pouvoir lui choisir un nom… La Nouvelle GeneV? Je souris.

Source: publié dans la Tribune de Genève, 2006

Share Button

Comments are closed.