A l’air libre

Est-ce que j’ai rêvé? Est-ce que nous avons tous rêvé?
D’une façon totalement déplacée, elle était impatiente de questionner ses compagnons. Qu’avaient-ils vu au moment de quitter le Bunker? Avaient-ils assisté à la même scène qu’elle? Mourrait-elle dans cet ascenseur avant d’avoir pu les interroger et comprendre?

Extrait audio de L’Ouvreur des Chemins lu par Rafaèle Moutier

Une incroyable effervescence régnait dans les environs de l’ascenseur nanotek. Des soldats débarquaient du matériel des cabines pour l’acheminer vers le couloir aux inscriptions.

Maya nota au passage que Mary – le tunnelier ayant creusé la glace jusqu’aux vestiges – avait été réactivée, vraisemblablement dans le but de rejoindre l’extérieur.
    Les rats abandonnent le navire.
    N’y avait-il donc plus aucun espoir?
    Au moment de traverser les baraquements fourmillant de militaires, elle avait senti son estomac se nouer. Elle avait baissé le regard et pris un air abattu afin de coller à son personnage. Ils n’étaient rien d’autre que des prisonniers qu’on évacuait, sous bonne garde, vers la surface. L’image de Pietro ne quittait pas son esprit: son allure grotesque, sa bedaine, son pantalon trop court. Il n’avait décidément pas le profil de l’emploi. Son déguisement suffirait-il à tromper les sbires du colonel Taurok?
    Des escouades les dépassaient en courant. Personne ne paraissait se soucier d’eux. Ils émergèrent sans encombre du campement et se lancèrent en silence dans l’ascension de la pyramide de débris. Trois militaires patientaient aux abords de l’ascenseur, armés jusqu’aux dents. Ils les dévisagèrent. Pietro crut bon de prendre les devants.
    – Mesure d’urgence. Ces scientifiques doivent être escortés vers la Bulle sans délai.
    – Y en a qui ont de la chance, se contenta de grommeler l’un des types.
    Les deux autres ne bronchèrent pas. Ils regardaient droit devant eux, les mâchoires serrées. Ce n’était pas leurs oignons.
    Dès que la cabine arriva, les soldats s’y engouffrèrent et Pietro poussa ses compagnons à leur suite. Ils auraient sans doute dû attendre le prochain convoi. Mais il était trop tard pour renoncer. Pietro, le plus proche du panneau de contrôle, enclencha la commande d’ascension et l’engin entreprit sa remontée.
    Le nœud d’angoisse de Maya ne se relâchait pas. Pire, il se contractait davantage à mesure que les mètres s’égrenaient. Elle ferma les yeux, s’efforça d’oublier la plainte inhabituelle de la cabine. Jamais, elle ne l’avait entendue grincer de cette façon, à croire qu’une main gigantesque tentait de la retenir. À mi-course, après une quinzaine de minutes de trajet, il y eut une série de claquements, puis l’éclairage vacilla et s’éteignit. Le ronronnement du mécanisme de traction cessa presque aussitôt et ils s’immobilisèrent.
    Maya n’en fut qu’à demi surprise. Elle s’y attendait. Ils avaient eu trop de chance jusque-là. Leur fuite ne pouvait pas s’avérer si facile. Autour d’elle, des soupirs d’angoisse et d’irritation. Une lampe frontale s’alluma, dont elle reçut le faisceau en pleine figure. Le gars ne s’excusa pas. Elle était néanmoins contente de cet afflux de lumière. Elle n’aurait pas supporté une minute supplémentaire d’obscurité. Elle sentit la main de Fred agripper la sienne. Elle l’entendait marmonner. Une prière? Peut-être aurait-elle dû en faire autant. Mais elle ne croyait pas en Dieu. Pas plus qu’elle ne pensait croire aux miracles. Et pourtant…
    Est-ce que j’ai rêvé? Est-ce que nous avons tous rêvé?
    D’une façon totalement déplacée, elle était impatiente de questionner ses compagnons. Qu’avaient-ils vu au moment de quitter le Bunker? Avaient-ils assisté à la même scène qu’elle? Mourrait-elle dans cet ascenseur avant d’avoir pu les interroger et comprendre?
    Ses ruminations s’arrêtèrent net, tandis que les ongles de Fred s’enfonçaient dans sa paume. La cabine s’était remise en branle… mais vers l’arrière.
    Vers les vestiges.
    Vers les profondeurs.
    Peut-être était-ce dû au contexte ou aux marmonnements de Fred, mais elle se sentit soudain prise d’une crise superstitieuse. Et si, ainsi qu’Ambre aimait à le croire, une volonté résidait là-dessous? Quelque chose qui voulait les empêcher de regagner la surface? Elle piétina mentalement cette idée. Foutaises! La peur lui faisait perdre la tête. Rien que la peur.

    À ses côtés, Pietro s’acharnait sur les commandes. Secondé par un milicien, il tentait de trouver l’origine du problème. La sat ne fonctionnait pas. Il n’y avait rien à faire. Qu’à attendre. Et espérer que le système se remette spontanément en marche. Toujours cette impuissance, cette incompréhension. Jamais, ils ne quitteraient ces maudits vestiges!
    Elle sursauta.

Une alarme stridente venait d’éclater dans l’habitacle. La même qui avait retenti le jour où Pete Donaldsen s’était transformé en kamikaze au pied du dernier portique.
La doctoresse perçut le ruissellement discret d’un liquide s’écoulant sur le plancher de la cabine. Les sphincters de Fred l’avaient trahi. Il tremblait comme une feuille, de la tête aux pieds. Ce n’était qu’un gosse. Vingt-trois ans à peine. Elle le serra dans ses bras. Elle ne souhaitait pas reproduire l’erreur qu’elle avait commise avec Ambre. C’était peut-être son ultime chance de se rattraper.
    Des coups violents furent portés au boîtier du mécanisme d’ascension. La voix de Léna Andriakis couvrait presque le hurlement de la sirène.
    — Tu vas fonctionner, saloperie! Je t’ordonne de fonctionner!
    — Arrête ça! commanda Pietro. Tu veux tout bousiller?
    — Ou ce truc redémarre sur-le-champ ou je me casse! On n’a qu’à sortir et remonter à pied.
    — Et après? Il nous reste, quoi? deux kilomètres de glace vive à parcourir, sans équipement et par une déclivité de plus de trente-cinq degrés? Une broutille!
    — Calmez-vous! vociféra un milicien. Il avait brandi son arme de poing et les menaçait sans distinction.
    — Crétin! l’apostropha Léna. Tu ne vas réussir qu’à tous nous buter. Faut se tirer d’ici! Ou c’est la mort assurée.
    — Arrêtez! hurla Pietro. Écoutez.
    La sirène s’était tue.
    On percevait à présent un crachotement, un frémissement: la cabine freinait sa descente. Dans un soubresaut, elle finit par s’immobiliser après une vingtaine de mètres. L’attente parut durer un siècle. Puis, elle se remit à grimper. D’abord, lentement, puis de plus en plus vite, au fur et à mesure que le moteur montait en régime.
    Tous gardaient le silence, retenant leur souffle, suspendus au chuintement du mécanisme. Reconnaissants, mais toujours terrifiés.

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