Vagabondage

À travers l’océan coagulé devenu son tombeau, Tékélam aperçoit un visage inconnu. Un visage qui l’observe, lointain et proche à la fois. Il n’a jamais vu de créature semblable. C’est une Baha, une étrangère, une intruse, même si elle possède deux bras et deux jambes, à son image. Que fait-elle là, debout à la surface de l’océan?

Extrait audio de L’Ouvreur des Chemins lu par Rafaèle Moutier

Tokalinan avançait sans bruit dans la forêt étrangère.
Ses pieds nus s’enfonçaient dans le tapis de mousse, et il sentait les gouttes de rosée tremper ses vêtements et se faufiler jusqu’à sa peau.

Frémissement.
    La nuit venait de tomber sur Pad’jé.
    Les ombres n’avaient cessé de s’allonger, jusqu’à se rejoindre dans une étreinte. La nature avait accueilli cette métamorphose dans un soupir. Les corolles se refermaient, les épis s’alourdissaient sur leurs tiges, acceptant le repos. Partout, de nouvelles senteurs se répandaient dans l’air humide. La végétation s’alanguissait à travers la nappe d’obscurité. Au creux du bassin, les créatures qui avaient survécu à son appétit filaient au gré de l’onde limpide en projetant de fugitifs brasillements.
    Tout en s’aventurant au cœur de cette toison herbeuse, labourant de ses orteils le sol gorgé de saveurs, il commença à se dévêtir, couche après couche. À mesure, les sensations se faisaient plus intenses, le plongeant dans l’ivresse de ce havre de paix qui contrastait avec le monde de froid, d’arêtes tranchantes et de vent cinglant qui règnait au-dehors, le domaine de l’eau de pierre.
    Telle une invite, une palme humide et fraîche se glissa dans son dos, jusqu’à sa taille. Il frissonna, en s’offrant à la caresse. Après les affres glacées de Padjé, il renaissait. Un cycle s’achèvait.
    Saisi par une joie primitive, il se laissa choir dans le berceau de végétation. Il s’y lova, se roula dans la mousse, aspirant les odeurs fortes de la terre. L’instant était volupté.
    Autour de lui, la vie – affolée par sa soudaine irruption dans le sous-bois –, reprenait ses droits, et il percevait les bruissements et les murmures de cet univers recréé de toutes pièces par les Uh’manes pour évoquer leur terre natale.
    Apaisé, blotti dans les herbes folles, enlaçant de ses longs doigts le pendentif d’Amin’Tadjé, le regard braqué sur la nuit, et plus loin encore sur la vaste tapisserie de Pawani’nyan où l’attendait Kalaân, il s’abandonna au souvenir de cette dernière journée.

    Ky’ha, la créature qui l’avait tiré de sa stase, était venue le trouver.
    Douce, menue, un petit galet rond.
    Il claqua des mâchoires, s’amusa à prononcer son nom.
    Ky’haa !
    En sa présence, son courroux s’était dissipé. Elle le devinait, elle entrevoyait ses intentions. Il était heureux de la savoir à ses côtés.
    Ky’haaaaa !
    Agile et légère.
    Comme il aurait aimé jouer avec elle.

    Excité, affolé, par cette idée, il s’ébroua en mordillant avec concupiscence une feuille, laissant la sève couler entre ses dents. Il y avait de cela une éternité, il avait traversé une autre forêt. Il s’était frayé un chemin entre les arbres, les frondaisons, les lianes entremêlées. Les branches l’avaient griffé, les racines l’avaient fait trébucher, la mousse et l’humus avaient accueilli ses membres meurtris tandis qu’au loin, assourdi par l’exubérance végétale, se déchaînait l’océan.

    Il s’appelle encore Tékélam.
    Il court sur la plage, ses pieds soulèvent des tourbillons de sable fin. À ses côtés, Amin’Tadjé bondit et crie de joie. Ils sont jeunes, aussi rapides et agiles que le vent. L’ardeur du soleil les réveille, les dégourdit après la torpeur de la nuit. Nus comme au jour de leur sortie de l’œuf, ils cabriolent et s’ébrouent sous les palmes. Leurs corps jouent à se frôler, à se caresser, à s’éviter. Amin’Tadjé murmure à son oreille, sa chair touche sa chair, ses sensations l’électrisent. Ses vibrisses, nattées à la manière des insulaires d’Im’shâ, effleurent sa poitrine. Ses doigts doux et souples frémissent sur la marque de son lignage. Elle le mordille.
    Il est joyeux, léger.
    Rien jamais ne les séparera. Comme à l’origine, ils sont unis tel le fruit – pulpe et noyau –, imbriqués.
    Deh’in.
    Ils roulent dans le sable jusqu’à l’écume. L’eau les accueille, apportant les saveurs du grand large. Leurs gestes se délient, leurs membres adoptent la fluidité de l’onde, et ils glissent sans remous entre les vagues.
    Le visage de Tékélam a pris la teinte des profondeurs. Ses yeux flamboyants sondent la pénombre aqueuse. Ses vibrisses se déploient, décryptent les courants, anticipent les dangers, à la recherche de proies et de prédateurs.
    Soudain, le corps d’Amin-Tadjé s’alourdit entre ses bras, son regard perd de son éclat, ses traits se figent. L’océan s’épaissit, se transforme en une gangue froide qui les éloigne l’un de l’autre, les immobilise. Il veut crier, mais sa bouche se remplit d’eau gelée qui bloque son souffle, craquelle sa peau. Il ne peut plus respirer. Il ignore ce qui lui arrive. Il ne connaît pas le gel. Pas encore.
    Bantak ne luit plus dans le ciel. Il ne réchauffe plus Mihitanâ et ses enfants.
    L’océan se meurt, et les Timhkâns du Berceau meurent avec lui. Sans un bruit. La punition est sévère. Elle les mutile, les coupe de leur passé, de leur véritable nature. Ils éprouvent la séparation, eux qui jusqu’alors n’ont connu que la cohésion.
    Leur vie paisible est un leurre.

À travers l’océan coagulé devenu son tombeau, Tékélam aperçoit un visage inconnu. Un visage qui l’observe, lointain et proche à la fois. Il n’a jamais vu de créature semblable.
    C’est une Baha, une étrangère, une intruse, même si elle possède deux bras et deux jambes, à son image. Que fait-elle là, debout à la surface de l’océan ?
    Mm’brr. Mmm’brr. Le grondement de l’orage au-dessus des grands arbres.
    Les mains de l’étrangère, posées sur la glace vive, comptent un doigt de plus. Sa peau est aussi pâle que le petit matin, sa chevelure sombre, emmêlée comme les lianes de la forêt. Ses doigts fragiles et sans force courent sur la carapace qui le retient prisonnier. Ses griffures ne sont que de timides effleurements. Elle n’a aucun pouvoir. Aucun pouvoir de le libérer. Aucun pouvoir de le sauver. Et pourtant, elle l’appelle par son nom.

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