La danse

Ambre s’est arrêtée et attend que ses amis la rejoignent au pied de la statue magistrale qui trône au fond de la grotte: la Trîmurtî, une représentation de Shiva dans son rôle de Grand Dieu, Mahâdeva, qui culmine à près de six mètres de hauteur. Elle est en meilleur état que toutes les autres sculptures du temple, épargnée par les tremblements de terre et les vandales, brillant de toute sa splendeur.

Extrait audio de L’Ouvreur des Chemins lu par Rafaèle Moutier

Les marches de l’antique escalier sont étroites et rendues glissantes par l’usure. Arjun porte la caisse de tablâ sans prononcer un mot. La falaise affaissée dissimule à moitié les pilastres marquant l’entrée du temple.

    Ils s’enfoncent tous les quatre dans la moiteur obscure qui les accueille telle une matrice. Le faisceau de la lampe d’Ambre balaie les murs, faisant jaillir de l’ombre les colonnes soutenant l’édifice. Au plafond, de fausses poutres profilées taillées dans le basalte donnent l’illusion au visiteur qu’il pénètre dans une maison. La maison de Shiva.
    Ambre s’oriente sans mal. Elle se souvient de tous les détails que lui avait montrés Shânti. Elle se dirige directement vers l’arrière de la salle, tandis que les torches d’Arjun, de Bhavâni et de Smirtî illuminent des fragments du décor, ponctuant de lumière le sanctuaire de Shiva, structure massive et carrée qui se dresse dans la moitié droite de la caverne. Des Dvârapalâ – crânes humains énormes ornant le sommet de leurs fronts, lèvres entrouvertes laissant apparaître des dents aiguisées – gardent les quatre faces de la chapelle qui abrite le lingam de Shiva, symbole phallique, principe créateur par essence. Leurs torses sont couverts de perles, leurs bras, de bracelets torsadés. De leurs oreilles pendent des boucles d’oreille. Bien que très endommagés, ils restent beaux et effrayants.
    

Ambre s’est arrêtée et attend que ses amis la rejoignent au pied de la statue magistrale qui trône au fond de la grotte: la Trîmurtî, une représentation de Shiva dans son rôle de Grand Dieu, Mahâdeva, qui culmine à près de six mètres de hauteur.
    Elle est en meilleur état que toutes les autres sculptures du temple, épargnée par les tremblements de terre et les vandales, brillant de toute sa splendeur.
    Les adolescents demeurent figés et silencieux devant la majesté de l’oeuvre. Aucun d’eux ne l’a jamais vue. Bhavâni enregistre quelques vids au passage. Smirtî recule pour prendre la mesure de l’ensemble. Arjun frissonne.
    — C’est impressionnant, lâche Bhavâni à voix basse. Mais pourquoi trois têtes ?
    Ambre soupire d’exaspération :
    — Tu es ignare ou quoi ? Trois têtes pour signifier les trois manifestations de Shiva : à droite le Créateur, Vamadeva, figuré sous des traits androgynes et sensuels, des lotus dans les cheveux et des guirlandes de perles à son cou, un peu comme Arjun lorsqu’il enfile sa tenue de danseur – Bhavâni étouffe un rire – ; au centre le Conservateur du monde, Tatpurushâ, serein et méditatif, bienveillant et garant de l’harmonie ; à gauche, toujours noyé dans l’ombre, même à l’époque où le temple était intact, le Destructeur, Bhairav, celui qui englouti le monde dans les flammes, ne laissant derrière lui que des cendres, avec son nez crochu et les symboles de mort qui ornent sa chevelure, crâne et serpents… Les trois forces fondamentales, les différents états de l’Univers : naissance, équilibre, destruction. Joie, sérénité, colère.
    — Je n’aime pas Shiva en colère, dit Smirtî. Il grimace. Il me terrifie. Pourquoi est-il en colère d’ailleurs ?
    — Il danse le samhâra-tândava, la danse de la destruction du monde : les montagnes tombent en poussière, les océans engloutissent les terres, les étoiles sont éparpillées par les nattes de sa chevelure flottant au vent… Insatisfait de sa création, il l’annihile et recommence. C’est un processus sans fin.
    — Quelle perte d’énergie ! proteste Bhavâni. Tout ça pour rien. Et puis quel égoïsme !
    — Au contraire, une énergie décuplée, l’énergie du mouvement, poursuit Ambre, la voix tremblante d’émotion. Quant à l’égoïsme, c’est une notion typiquement humaine. Nous ne sommes que quantité négligeable face au dessein de l’Univers. Sa création et sa destruction ne sont que lilâ, le jeu de Dieu, et l’Univers n’est que la scène sur laquelle Shiva danse.
    — Arrête, tu me fiche la trouille ! gémit Bhavâni.
Ambre abandonne ses amis à leur contemplation. Elle a pris des mains d’Arjun le coffre contenant les tablâ et s’est éloignée de la Trîmurtî pour rejoindre la figure de Shiva Natarâja. Elle braque la lampe sur la sculpture, mettant en lumière ses multiples bras – symboles de son ubiquité et de sa puissance –, son déhanché sensuel, son magnifique visage tout empreint de la joie procurée par sa danse cosmique et violente, le tândava. Autour de lui, plus petites, d’autres divinités apparaissent : Pârvatî, sa deuxième épouse, Vishnou, Indra, Brahmâ, Ganesh… Tous les dieux du panthéon hindou participent à son spectacle. Dans la partie endommagée, là où devraient figurer les pieds du danseur, elle imagine apercevoir Apasmâra Purushâ, le démon de l’ignorance et de l’oubli, que le dieu piétine tout en virevoltant. Majestueux malgré le passage du temps, Natarâja illumine la grotte de sa beauté. Il danse dans son cercle de feu, le thiruvâsi – représentant la nature rythmique et cyclique de la vie – et cela, depuis des millénaires.
    Après avoir disposé des bougies au pied de la représentation, Ambre s’installe sur le sol et sort ses percussions du coffre noir, frappé du sigle de l’école de musique de Shânti et d’un monogramme – KD – en capitales dorées. Sérieuse et concentrée, elle s’applique à défaire les nœuds des coussins qui protègent les peaux de ses tablâ.
    — Bhavâni, Smirtî, venez ici ! les interpelle Arjun, qui l’a rejointe. Si vous craignez Shiva le destructeur, vous apprécierez Shiva le danseur. Il danse pour la création.
    Il prend la même posture que la divinité, à la différence près qu’il n’est doté que d’une paire de bras. Personne n’est parfait !
    Les lampes de Smirtî et de Bhavâni l’éclairent et projettent son ombre décuplée sur les parois.

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