Compulsion

La différence était là. Au tréfonds de son être. Il ne la voyait pas mais il la sentait. C’était une conviction, un bouleversement sous-jacent. Quelque chose d’indistinct qui gonflait en lui et menaçait de le submerger à chaque instant.

Extrait audio de L’Ouvreur des Chemins lu par Rafaèle Moutier

Seth Tranktak se tenait face au miroir.
Le miroir de ses «appartements», ainsi que les nommait Taurok. En vérité, une simple pièce de douze mètres carrés au milieu du baraquement des militaires. Rudimentaire, mais individuelle. Son espace personnel. Son sanctuaire.

    À l’image des lieux, le miroir était petit, accroché au-dessus de la table de chevet, à la gauche du matelas. Avant de commencer son examen, Tranktak l’avait remis d’aplomb. Une manière d’imposer sa signature à la réalité, de rectifier le penchant naturel du réel pour l’entropie.
    La cabine était restée dans l’état où il l’avait laissée le matin de son illumination. À part son lit, quitté précipitamment, ses affaires étaient bien rangées. Ce qui était rassurant.
    Il s’approcha un peu plus de la glace et entreprit de scruter chacun de ses traits, de ses rides, de ses ridules, avec une attention chirurgicale. Il suivit le contour de son nez, retraça la forme de ses narines, mesura l’espacement de ses yeux, examina la découpe de ses oreilles. Sa bouche balafrait son visage avec la netteté du scalpel, ses paupières tombaient avec leur lourdeur familière.
Pour forcer son image à se trahir, il passa une main sur la rectitude pâle de son front, puis dans la moiteur de ses cheveux de jais. Ils reprirent aussitôt leur place, effleurant la pointe de ses épaules. Ils ne se révélaient ni plus courts ni plus longs qu’à l’accoutumée, exactement semblables à son souvenir.
    Il persista néanmoins, s’astreignit à encore une ou deux grimaces, recula d’un pas, se mit sur la pointe des pieds pour apercevoir le haut de son torse: tout en lui paraissait fidèle au reflet qu’il inspectait chaque matin à la recherche d’imperfections. D’un point de vue anatomique, il était bien le Seth Tranktak qu’il avait toujours connu.
    Et pourtant.

La différence était là. Au tréfonds de son être. Il ne la voyait pas mais il la sentait. C’était une conviction, un bouleversement sous-jacent. Quelque chose d’indistinct qui gonflait en lui et menaçait de le submerger à chaque instant.
    Une voix mugit à travers la porte, et il sursauta comme pris en flagrant délit.
    — Tranktak, ouvrez! C’est Wilhelm. Vous ne pouvez pas rester ici. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter? Nous entamons la procédure d’évacuation en surface. LA PROCÉDURE D’ÉVACUATION!
    L’ordre s’acheva dans un juron.
    Le xénologue se félicita de s’être barricadé.
    Un brouhaha fébrile lui parvenait du couloir. Les miliciens abandonnaient le site en empaquetant à la va-vite tout ce qui pouvait être sauvé. Leurs effectifs avaient terriblement baissé. En ce qui le concernait, ça ne revêtait aucune importance: il aurait très bien pu être la dernière créature vivante dans les vestiges. Ou la dernière créature vivante sur Gemma.
    Il se concentra de nouveau sur lui-même.
    Les souvenirs de son expérience dans le fluide demeuraient flous. Il se rappelait avoir conclu un pacte: on lui avait donné quelque chose, et c’était maintenant à son tour d’offrir. Mais la tâche qui l’attendait requérait des qualités particulières, absentes de sa nature humaine.
Il avait donc été amélioré, selon son souhait le plus secret.
Qu’était-il réellement devenu? Où se terraient les preuves concrètes de sa transformation? Possédait-il des capacités nouvelles qu’il devrait apprendre à maîtriser? Un genre de pouvoirs magiques? À la manière d’un super-héros?
    Était-il devenu immortel?
    L’ordre qui régnait dans la cabine fut prestement réduit en chaos par ses soins. Il fouilla dans ses affaires jusqu’à dénicher sa trousse de toilette, dont il renversa le contenu sur le lit, éparpillant les calmants que lui avait prescrits Maya Temper, ses cure-dents, son dentifrice, sa brillantine, son peigne, ses crèmes hydratantes, diverses lotions. Et un rasoir.
    Avec précaution, il en retira la lame. Aussi légère qu’une plume, fine, tranchante. Inquiétante.
    Il l’approcha de son avant-bras, prêt à séparer les chairs, à sectionner les artères. Il se rappelait que pour être efficace et rapide, il fallait couper dans le sens de la longueur. Pour ne se laisser aucune chance.
Jaillie de son passé, la strophe d’une œuvre ancienne franchit la frontière de ses lèvres.
    Esprit créateur…
    La lame effleura son poignet.
    …qui ondoie autour du vaste univers…
    Il ferma les yeux, ressentit la piqûre de l’acier entamant son épiderme.
    …combien je me sens près de toi!
    Il ne trouva pas la force d’aller plus loin. Une minuscule goutte de sang perla sur sa peau et s’écrasa par terre. Un sang rouge, banal, tout ce qu’il y a de plus humain. Décevant.
    À cet instant, la voix de Wilhelm explosa à nouveau à travers la cloison et la lame lui échappa. Il la regarda tomber avec une lenteur surnaturelle, rebondir sur le sol dans un léger tintement et disparaître sous le lit. Comme si la scène n’avait jamais eu lieu.
    Il tremblait des pieds à la tête.
Avait-il réellement tenté de se suicider? Derrière la porte, les vociférations du major ressemblaient aux stridulations d’un insecte. Que disait ce troufion? Qu’il allait forcer la serrure? Botter ses petites fesses de savant prétentieux?
    Il gloussa.
    Tant de trivialités. Ce stupide militaire ne se rendait-il pas compte qu’il s’adressait à une créature supérieure?
    En définitive, il n’était pas nécessaire qu’il se tranche les veines pour prouver son immortalité. Sa différence. Il était différent.

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