Carcasses

En quelques secondes, le tout-terrain disparut dans un tourbillon de flocons en folie. Des rafales horizontales le frappaient de tous côtés à la fois, comme si deux mains gigantesques le pétrissaient avec un plaisir sournois. Haziel freina, rien d’autre à faire. Les deux larges essuie-glace se mirent à labourer le pare-brise. Les phares se frayèrent un chemin à travers la tempête.

Extrait audio de Vestiges lu par Zino Davidoff

Une secousse plus violente projeta Haziel Delaurier contre la vitre.

Dans la précipitation, il avait oublié d’attacher sa ceinture. Il se sangla, tant bien que mal, tandis qu’il continuait à manœuvrer le snowcat d’une seule main. L’engin tout-terrain fonçait à tombeau ouvert sur ses larges chenilles. Il vérifia au passage que sa bouteille de scotch n’avait pas pâti de sa conduite. Elle tressautait dans la boîte à gants à chaque cahot, agitant son contenu ambré. Encore à moitié pleine. Bien. Il en aurait besoin très bientôt.

Radio Alabina crachotait son flot d’informations matinal. Machinalement, Haziel glissa sa main droite dans la poche intérieure de sa veste, tâtonna un instant avant d’en extirper l’enregistrement laissé à son intention par Kya, la veille. Il fit tournoyer le jeton entre ses doigts, l’inséra dans le lecteur. Il ne couperait pas au drame s’il ne l’écoutait pas avant leur prochaine rencontre. Déjà qu’il venait de lui poser un lapin…

Interrompue au milieu d’une phrase, la voix du présentateur des cosmonews céda la place à une explosion de batterie, aussitôt talonnée par des salves de guitare. Le volume s’amplifia jusqu’à atteindre des proportions de cataclysme, tandis qu’une basse ravageuse secouait la carlingue du véhicule tel un tremblement de terre.

Haziel eut l’impression de recevoir une série de coups de poing en plein plexus solaire. Les notes vibraient dans son estomac, retournant sans égard ce qu’il avait avalé à la hâte avant de partir pour le Glacier. Un véritable chamboulement intérieur, parfaitement adapté aux circonstances: tout ce qui pouvait l’empêcher de gamberger ne serait-ce qu’un instant était bon à prendre.

Merci Kya, tu tombes à pic!

Le son évolua encore jusqu’à s’apparenter à une mélodie. Kya grattait sa guitare comme si elle voulait l’écorcher vive. Un son primaire, viscéral. Rien de comparable avec ce qu’il tentait de lui enseigner pendant les rares cours où elle ne disparaissait pas, prétextant une mission à accomplir, urgente et toujours ultrasecrète. La batterie reproduisait le rythme des trépans forant la glace; la guitare, celui du sifflement des machines refroidissant ou des geysers de matière première. Quant à la basse… peut-être la plainte lancinante de la nature exploitée… allez savoir! Et la voix – car il y avait une voix maintenant, et quelle voix! – les vociférations des travailleurs en colère. Pas difficile de deviner où Kya trouvait l’inspiration pour ses compositions.

Haziel finit par éclater de rire.

Il força encore un peu sur le volume, dans le seul but de voir jusqu’où ses tripes toléreraient l’agression.

«Rébellion pour une planète», rugissait la jeune fille de son timbre éraillé, aussi discordant que les gémissements de sa gratte. Seuls ces quatre mots répétés en boucle, hurlés plus que chantés. Elle avait vraiment fait fort ce coup-ci.

Le snowcat s’engagea dans un goulet plus étroit. Des deux côtés, des falaises noires, dont les sommets se perdaient dans la brume. Haziel freina un peu, juste ce qu’il faut. Sous ses fesses, le siège, malmené depuis des décennies par le terrain accidenté, se remit à couiner avec insistance. Il se rappelait pourtant avoir huilé les mécanismes une semaine auparavant. Pas à dire, Chinook, sa bécane, avait fait son temps, à l’instar de toute la panoplie des équipements de la base Tétra. À croire qu’elle datait de l’époque des premiers colons, ce qui n’était pas impossible. Un vieux mineur la lui avait revendue, qui lui-même la détenait de son paternel. C’étaient toujours les carrioles antédiluviennes qui résistaient le plus longtemps. Plus le matériel s’avérait sophistiqué et plus il tendait à se déglinguer. Le froid grippait les machines et les articulations des hommes. Tout finissait irrémédiablement raide et pétri de craquements. Mieux valait s’en accommoder au plus vite. Gemma était le royaume du système D.

Le véhicule prit un virage à la corde et changea de cap. Pas de route ici-bas, juste un réseau de vallées et de goulets plus ou moins étroits, bordés de nunataks, ces noires éminences granitiques jaillissant de la glace. Il fallait en prime se débrouiller avec les cols, les éboulements, les crevasses, les congères, les avalanches, le brouillard, les radiations, les vents du nord, du sud, de l’est, de l’ouest: aléas incontournables qui constituaient le quotidien de Delaurier.

Une bourrasque heurta la carlingue du snowcat de plein fouet, charriant son lot de neige soufflée. En cet endroit, la vallée rejoignait la grande plaine du Glacier. Des milliers de kilomètres de glace sans un rocher pour briser les assauts du blast, une variété de tornade catabatique à la sauce locale, née du contraste entre les températures de l’air au sol et en altitude.

En quelques secondes, le tout-terrain disparut dans un tourbillon de flocons en folie. Des rafales horizontales le frappaient de tous côtés à la fois, comme si deux mains gigantesques le pétrissaient avec un plaisir sournois. Haziel freina, rien d’autre à faire. Les deux larges essuie-glace se mirent à labourer le pare-brise. Les phares se frayèrent un chemin à travers la tempête.

Le blast
Ses attaques redoublaient depuis quelques mois. Normalement, il ne forcissait d’une manière drastique qu’au début de l’hiver. Cela n’augurait rien de bon.

La musique perdit d’un coup son rôle prophylactique, ramenant Haziel à ses idées noires et à ses angoisses. Il se rapprochait de l’endroit. L’endroit exact où il avait vécu son… expérience. Il ne savait trop comment la nommer. Il n’avait pas trouvé le courage d’en parler à quiconque, ni à Alexis, ni à Youri, ni même à Stanislas. Quant à Kya… elle lui aurait éclaté de rire au nez. C’est du moins ce qu’il s’imaginait, à tort ou à raison.

Il avait cru défaillir ce matin, lorsque les services sanitaires l’avaient appelé à la rescousse. Un accident s’était produit. Encore un de ces foutus accidents incompréhensibles, le troisième en moins de trente jours… Il avait eu lieu à six heures trente précises, non loin de la bordure est du Glacier. En plein milieu de la route des transpondeurs reliant les plus grands sites d’extraction de gaz liquéfié et de pétrole de l’hémisphère nord à l’astroport d’Alabina, la principale cité de Gemma. L’explosion avait été terrifiante. Une onde magistrale ressentie jusqu’à l’intérieur de la base Tétra, qui l’avait rendu nauséeux, inquiet. Et c’était bien pire depuis qu’il avait relevé les coordonnées exactes du crash…

Trop tard pour battre en retraite. Il grossirait à nouveau les rangs des auxiliaires. Ils avaient besoin de son aide pour piloter l’un des Hercule, Bob étant soi-disant malade. Malade! La bonne excuse… La trouille, oui! Ça commençait à jaser parmi les mineurs — les extracteurs comme on les appelait. Cette profusion d’accidents inexplicables. Un convoi entier y était passé cette fois. Des débris sur plus de trois kilomètres, un cratère creusé dans la glace, à croire qu’une météorite était tombée là, en plein dans le mille! Il avait vérifié à deux reprises les coordonnées. Aucun doute ne subsistait. Il s’était pourtant juré de ne plus jamais remettre les pieds dans ce secteur. Le Glacier était vaste. Il disposait de toute la place nécessaire pour installer ses instruments de mesure. Il suffisait de ne pas en parler aux autres. D’ailleurs, il se sentait encore trop ébranlé pour se confier. Peut-être avait-il forcé sur la bouteille ce jour-là. Peut-être n’avait-il fait que rêver.

Et voilà qu’il s’y collait à nouveau, un mois à peine après son traumatisme. Comme si cet endroit – cet infime endroit – l’attirait avec la force de l’aimant. La zone d’influence Epsilon 47.

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