Voix
Kya pénétrait dans la chair calcifiée de Gemma. Un tombeau inviolé, un monde souterrain et hostile dont elle n’avait aucune expérience. Le domaine des extracteurs, des mineurs, de ceux qui ravageaient impunément sa terre.
Extrait audio de Vestiges lu par Rafaèle Moutier
Un sentiment d’urgence la remit sur pieds.
Le panorama avoisinant se composait d’une suite de rocs fragmentés et de sculptures de glace, modelées par le vent, qui se dressaient vers les sommets avec insolence. Pas de blanc ni de gris, rien que du bleu. Le bleu de la neige dans la pénombre, intense, exagéré. À une centaine de mètres à peine s’ouvrait le fameux gouffre: la rimaye la plus profonde de la vallée, la blessure béante qui s’apprêtait à l’engloutir.
Des pans de roche, écorchés, fusaient de la neige, pareils à des éclats d’os noirs transperçant la chair. La pierre et la glace se mêlaient en une infâme et inextricable bouillie.
Kya s’avança vers la fracture à pas mesurés, s’agenouilla à bonne distance pour fouiller dans son paquetage. Elle en sortit sa lampe frontale, sa corde en nanocarbone et une petite perceuse laser. Elle choisit son emplacement avec soin et fora le granit pour y ancrer le système de suspension qui lui permettrait de s’aventurer en rappel dans le précipice. Ensuite, elle fit coulisser le filin dans le descendeur, y accrocha le mousqueton de son baudrier. Son stoppeur était en place. Elle vérifia que ses piolets étaient bien attachés à son sac et ses outils, à portée de main. Puis, elle testa une dernière fois la solidité de son installation. Tout semblait pour le mieux.
Miguel avait dit vrai. Quelque chose était tombé ici.
Sur la paroi opposée du gouffre, on distinguait des traces de collision. Des cicatrices, piquetées de quartz luminescent, sillonnaient la pierre et plongeaient dans l’obscurité, de laquelle jaillissait l’haleine réfrigérante du turmoil.
La jeune fille sentit ses jambes se dérober sous son poids.
Elle n’allait quand même pas se précipiter dans cet enfer! Où une nuit totale régnait, où personne ne viendrait la secourir si elle connaissait la moindre défaillance.
À quoi avait-elle pensé en acceptant cette mission? Un pur suicide, oui!
Elle appliqua sa tactique habituelle: ne pas partir en vrille et agir. Agir avec méthode selon les enseignements d’Haziel. La nature était son alliée. Elle-même en faisait partie intégrante. N’était-elle pas une véritable enfant de Gemma?
Elle ajusta la fixation de sa lampe frontale, inspira trois fois pour apaiser les battements de son cœur.
Elle avait opté pour la pondération: elle ne descendrait que de cent mètres. Si rien n’était accessible depuis ce palier, elle renoncerait. Finalement, l’idée de ses funérailles ne lui plaisait pas tant que ça. Elle trouverait d’autres moyens de se venger de la gent masculine.
Elle se positionna face à la pente, puis entama sa plongée. D’abord à petits pas, puis par bonds élégants et réguliers. Le bruit de ses crampons frappant la roche à intervalles constants ponctuait son immersion. Il s’accompagnait d’un concert de cliquetis divers: piolets heurtant la pierre, chevilles et pitons brinquebalants à son harnais. Dans un crépitement, sa corde en nanocarbone recombinait ses molécules, s’allongeant selon ses désirs.
La pénombre bleutée s’accentua très vite.
Kya pénétrait dans la chair calcifiée de Gemma. Un tombeau inviolé, un monde souterrain et hostile dont elle n’avait aucune expérience. Le domaine des extracteurs, des mineurs, de ceux qui ravageaient impunément sa terre.
L’intensité de sa lampe frontale s’amplifia. Le projecteur irradiait un faisceau blanc modulable d’une largeur maximum de trente mètres. Dans ce rayon, on y voyait aussi bien qu’en plein jour. Au-delà, la nuit reprenait son dû. De temps en temps, la jeune fille se contorsionnait pour suivre les stigmates de la collision. L’astronef – ou quoique ce fût – avait foncé droit au centre de la planète, en pleine accélération, semant la destruction dans son sillage.
Lorsque son scan géotek lui indiqua la distance convenue, elle stoppa net. Ni le sol ni l’engin n’étaient visibles. Par contre, tout un pan de la cheminée s’était effondré. La pierre révélait des arabesques étoilées, semblables à des amas stellaires piégés au coeur du granit.
L’abattement s’empara de Kya.
Jusqu’où ce truc était-il tombé? En restait-il seulement quelque chose? Elle demeura quelques minutes à ballotter au bout de sa corde, indécise, ses pieds se balançant au-dessus du puits d’obscurité. Le souffle du turmoil léchait ses mollets et ses cuisses, s’enfilait sous sa veste, lui mordait les fesses, à croire qu’il émergeait vraiment des profondeurs.
La terreur l’envahit sans prévenir.
Et si quelqu’un ou quelque chose l’attrapait maintenant par les pieds et la tirait vers le bas… tout en bas…
D’instinct, la jeune fille se rétracta sur son filin, dernier lien qu’elle entretenait avec la surface.
Un mythe alabinien voulait que le coeur de la planète fût habité de créatures inconnues et peu ragoûtantes. On disait même qu’elles se nourrissaient de sang humain et adoraient particulièrement la chair tendre des enfants. De nombreuses disparitions inexpliquées étaient à l’origine de cette légende.
—Putain de saloperie!
L’écho de sa voix lui revint en pleine figure.
Elle tangua jusqu’à ce que ses crampons agrippent la roche. Ses doigts se refermèrent sur les aspérités de la paroi. Elle comptait sur ce contact physique pour recouvrer ses esprits. Après tout, ce n’étaient que des histoires que les ti-culs se racontaient sur les bancs de l’école. Rien que de stupides rumeurs pour se foutre une trouille bleue.
Eh bien, c’est réussi!
Elle se houspilla mentalement. Comment pouvait-elle ajouter foi à de telles âneries? Et quand bien même ces créatures existeraient réellement, elle n’était plus une gamine à la chair tendre. Elle avait dix-huit ans, bordel! Elle était une adulte responsable, libre de ses choix. Une vraie révolutionnaire, en prime, aussi sèche et coriace que le granit! Que ces spectres viennent seulement, ils y laisseraient leurs dents!
Elle se mit à rire.
Autant pour se rassurer que pour faire détaler les éventuelles bestioles du sous-sol. Elle demeura néanmoins oppressée. L’oxygène paraissait se raréfier autour d’elle. Ses poumons peinaient à se gonfler et sa cage thoracique lui faisait mal. Et puis, il y avait cette odeur… Une puanteur montant d’en dessous, âcre, sulfureuse, comme si les enfers ouvraient leur gueule béante à quelques dizaines de mètres à peine sous ses semelles. Une inquiétude plus légitime succéda à ses fantasmes. L’endroit connaissait peut-être des dégazages fréquents. Cela suffisait à expliquer les traces sur les falaises. De banales explosions! Et voilà qu’elle venait s’offrir gracieusement en pâture aux déjections volcaniques de la planète!
Petite, je suis
Je me faufile
Du dessous du lit,
Je t’observe.
Les recoins sombres
J’habite.
De tes peurs
Et de ta chair d’enfant
Je me nourris!
Rien à faire.
Le couplet d’une comptine enfantine phagocytait son esprit. Les légendes avaient la peau plus dure que la sienne!
Elle cédait peu à peu à la panique. Personne ne la réconforterait, ni ne lui tendrait de main charitable. Elle regarda vers le haut pour se donner du courage. Dissimulé par les pans de rochers, le ciel n’était plus visible. Savoir cette masse minérale au-dessus de sa tête ne fit que redoubler sa terreur.
Il fallait qu’elle se ressaisisse, qu’elle se décide sur-le-champ.
Elle relâcha le descendeur et sa plongée se poursuivit, plus rapide. Inutile de s’attarder. Chaque seconde dans cet abîme ne servait qu’à torturer ses nerfs. Elle consulta son scan. Les mètres s’égrenaient avec régularité. Elle s’était résolue à en parcourir cent de plus. Puis, elle remonterait. Que Miguel aille au diable! Elle ne voulait pas mourir ici. Si son matériel la lâchait, la Vallée des Ombres serait son tombeau. Elle ne reverrait ni son père, ni Erwin, ni Korpatov, ni Haziel, ni personne. Quant à savoir si Miguel enverrait des secours… Elle préférait ne pas y croire. Sa mission était un rite de passage. À elle, et elle seule, de s’en sortir indemne. Gemma pouvait s’avérer un paradis ou un enfer, au choix. À chacun de peaufiner sa tactique de survie.
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