Spéculations
Stanislas, fébrile, s’était redressé sur son lit – ce lit justement! –, une sueur glacée trempant sa chemise.
«… il suffirait de faire varier une seule constante, une seule et unique constante de la nature…, une petite constante de rien du tout…»
Extrait audio de Vestiges lu par Zino Davidoff
En temps normal, le professeur Stanislas Stanford aurait été le premier à répondre à l’appel du Canadien. Hélas, il était encore à des lieues de regagner le monde réel.
Il avait très mal dormi. Sa fille découchait. N’avoir aucune idée de l’endroit où elle passait ses nuits le rendait malade. Elle avait emporté la quasi-totalité de ses affaires et avait pris le large, sans fournir la moindre explication. Stanislas s’en voulait de l’avoir emmenée ici, dans ce coin perdu. À Alabina, elle aurait pu continuer ses études, décrocher un diplôme, en mécanique, en ingénierie, en n’importe quoi. Tout aurait été mieux que la condition végétative dans laquelle elle vagabondait depuis peu. Il s’était lamentablement fourvoyé en croyant parvenir à assumer seul son éducation. Elle lui avait échappé, aussi sec qu’une particule virtuelle.
À ce souci majeur s’ajoutaient les tracasseries suscitées par le Point de Collapsus. Contrariétés qui l’avaient maintenu éveillé une grande partie de la nuit. À présent, étendu sur son lit, les mains croisées sur l’estomac, l’esprit navigant entre sommeil et veille, il déambulait sur les chemins tentants, mais dangereux, de la spéculation.
«J’ai voué ma vie entière à la science», pensait-il. À moins qu’il ne le rêvât…
Pourquoi?
Les phases de doute qui avaient parsemé son existence s’étaient nourries de cette interrogation. En ces moments-là, sa mémoire le ramenait immanquablement à son enfance, lorsqu’il se promenait seul dans les forêts de son Wyoming natal. Second fils d’un père astrophysicien et d’une mère artiste-peintre, il aimait à flâner dans le monde de ses rêveries. Il se figurait alors tout un univers de formes, de charmes et de mystères. L’eau glougloutant dans les torrents de haute montagne lui susurrait les prémices de prochaines révélations. Le bruit du vent dans les sapins, l’odeur des herbes folles, des foins fraîchement coupés, le cri des oiseaux, le vacarme du tonnerre, la montée soudaine du brouillard étaient autant d’incantations qui échauffaient son imagination. À quoi s’ajoutait le scintillement des étoiles sur le tapis de la nuit et les nombreuses anecdotes racontées par son père à leur sujet: des histoires d’énergie, d’atomes primordiaux, d’espace-temps courbé, de novae génératrices de vie…
Ce mélange détonnant – paysages idylliques, envolées de l’âme, préoccupations ontologiques, impressions de liberté, de pouvoir, de communion avec une création débridée – avait fait de lui un être passionné et curieux de tout.
Enfant, il était un lutin des forêts.
Adolescent, il était entré en conflit avec sa part d’imaginaire. Rêver et expliquer étaient-ils conciliables? En choisissant de donner un nom précis aux choses avait-il renié le ravissement qui avait empreint ses premières années?
La science est-elle la seule façon de comprendre quelque chose à ces merveilles? Les explications rationnelles, mathématiques, enlèvent-elles leur magie aux phénomènes naturels? Peut-on rester poète et scientifique à la fois?
Ces questions avaient hanté ses débuts à l’université. Il avait étudié la physique, persuadé de trahir une partie de lui-même, pour finalement réaliser que les énigmes qui s’offraient à lui sous forme d’équations et de théorèmes s’emplissaient d’autant de mystère que la nature sauvage de son enfance. Le dilemme n’en avait jamais été un. Ces différences, si inconciliables à première vue, n’en étaient simplement pas.
De tout temps, l’être humain s’était extasié devant les prodiges engendrés par les phénomènes naturels pour ensuite céder à l’attrait des convictions, qu’elles soient issues de la foi ou du raisonnement. Mais les certitudes, avec leur cortège de postulats inébranlables, finissaient par s’écrouler comme des châteaux de cartes. D’autres énigmes, plus abracadabrantes, s’échinaient à venir les supplanter. Le savoir ne consistait qu’en une succession de bonds vers un inconnu perpétuellement fuyant, perpétuellement gorgé de nouvelles sources d’étonnement. Un processus sans fin, au grand désespoir des aficionados d’une loi unique et mathématiquement parfaite.
Le puits, bien que sans fond, n’en paraissait pas moins terriblement attirant aux yeux de Stanislas. Le professeur appartenait à cette catégorie de chercheurs persuadés que la description de l’ensemble des mécanismes régissant l’univers resterait incomplète et que les théories de la physique – rassurantes, certes, mais d’une validité limitée – ne seraient à jamais rien de plus que des approximations. Il n’en démordait pas, même si cette idée le plongeait tant dans l’excitation que dans la perplexité.
(…)
L’émerveillement résidait donc partout: aussi bien dans les inconnues de l’équation que dans le fracassant tonnerre. Nommer les choses n’enlevait en rien au charme de la poésie. De ce constat, Stanislas était sorti apaisé, plus riche de science et de mystère.
Pourtant, il demeurait un domaine où il perdait pied sans éprouver en contrepartie le frisson extatique et bienheureux de la grande aventure. L’énigme posée par le Point de Collapsus et ses zones d’influence le précipitait dans une angoisse abyssale. Ce mystère-là recelait quelque chose de surnaturel, qui le faisait frémir dans son pyjama au beau milieu de la nuit. Lui, qui depuis l’enfance rêvait de mondes peuplés de particules intelligentes et autres frivolités du même acabit, en faisait maintenant des cauchemars. On échappait à l’entendement humain. On forçait impunément les frontières de l’univers intelligible.
«Les constantes universelles seraient-elles prises de folie?» se répétait-il, les mains agitées de tremblements.
Ses chimères s’emballaient, écumaient, piétinaient le sol fragile de ses connaissances et de ses croyances jusqu’à le jeter à terre. Patatras! Il avait toujours su que ce qui prévalait dans la portion de cosmos allouée à l’humanité n’était pas nécessairement valable ailleurs. Mais de là à s’y trouver confronté en chair et en os…
D’évidence, le Point de Collapsus incarnait la véritable Terra Incognita des colons, bien plus que Gemma ou le Grand Arc. On pouvait même aller beaucoup plus loin: le Point de Collapsus était la Terra Incognita de cet univers.
(…)
Or le Point de Collapsus n’était pas issu d’un univers différent, lointain et exotique. Il ne se situait pas non plus dans un endroit paradoxal, comme le noeud d’émergence de l’univers ou le coeur d’un trou noir – où chaleur et densité atteignaient de tels maxima qu’aucun état connu de la matière ne pouvait y résister.
Non, il se trouvait sur la bordure est du Glacier, à quelques dizaines de kilomètres de la base Tétra et de son lit! Lit qui, lui-même, reposait sur Gemma, une planète de l’étoile double AltaMira, un système planétaire des plus ordinaires en l’occurrence, lui-même positionné dans la Galaxie, elle-même n’appartenant à rien de moins que l’Univers, le seul et unique jusqu’à nouvel ordre. Des wagons d’humains passaient quotidiennement dessus, parfois au péril de leur vie. Le Point était bien la cause de nombreux décès prématurés, certes, mais pas plus que les ruelles sordides d’Alabina, les accidents ravageant la population des mineurs ou encore ceux consécutifs au blast, aux avalanches, aux crevasses, au gel, à l’exploration spatiale ou aux aléas de la cryogénisation.
En définitive et en pesant le tout pour le tout, une somme de banalités.
La souris accouchait d’un éléphant.
Stanislas, fébrile, s’était redressé sur son lit – ce lit justement! –, une sueur glacée trempant sa chemise.
… il suffirait de faire varier une seule constante, une seule et unique constante de la nature…, une petite constante de rien du tout…
Mais c’était impensable! Pas si le Point partageait bel et bien le même univers que lui, ainsi que la totalité des habitants du cosmos. Il ne subsistait plus qu’une possibilité: le Point ne figurait rien d’autre qu’une enclave d’anormalité dans le monde réel, un tissu étranger, une verrue, une greffe, un hôte indésirable et symbiotique…
Un parasite!
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