Premier Sang
La créature des glaces le toisait en émettant des grognements sourds. Elle l’avait attendu, tapie derrière les rochers, et s’approchait maintenant, pas à pas, déroulant ses membres trapus dans un ralenti menaçant. S’il se risquait à quelque mouvement brusque, nul doute qu’elle se jetterait sur lui et, à l’aspect et à la taille de sa denture, le déchiquetterait en quelques coups de mâchoire.
Extrait audio de Vestiges lu par Laurence Suhner
Quelque chose l’observait.
Il avait franchi la moitié du trajet qui le séparait du col lorsqu’il éprouva la sensation diffuse d’être traqué.
Il se figea sur place, huma à petites goulées l’atmosphère sèche et glacée de Pad’jé. En dépit de sa léthargie, ses narines se remplirent d’un parfum sauvage.
Une présence, animale, rôdait autour de lui.
Comment des êtres vivants parvenaient-ils à survivre dans cette abomination? Comment se nourrissaient-ils?
L’idée de manger ou d’être mangé accaparait son esprit.
Il jeta un regard inquiet sur le chemin parcouru. La pente était jalonnée de la ligne brisée de ses pas. En bas, le précipice dans lequel gisait son Ouvreur était encore visible. Il balafrait la structure cristalline de l’eau de pierre en une ciselure bleutée.
Plus tendu que jamais, il se remit à marcher, les griffes déployées. Il se força à accélérer l’allure, malgré les rafales tranchantes qui s’engouffraient sous ses vêtements et la difficulté de l’ascension. La couverture neigeuse n’était pas homogène. Elle recelait autant de pièges sournois que les sables mouvants d’Im’shâ. Parfois, l’une de ses jambes disparaissait dans un trou, dévorée par l’eau de pierre. Il livrait alors un combat acharné pour s’en libérer, pour empêcher qu’elle ne le transforme à son image.
Devant lui, îlot sombre au milieu d’un océan de blancheur, un surplomb rocheux jaillissait du névé. L’endroit n’offrait rien d’accueillant, mais lui permettrait de reprendre des forces, de soulager ses articulations malmenées par la déclivité aiguë et le froid.
Plusieurs longues enjambées lui furent nécessaires pour gagner ce pauvre refuge. Ses doigts agrippèrent enfin la pierre et il se hissa sur l’éminence, exténué.
Il n’alla pas plus loin.
Une ombre venait de surgir dans son champ de vision, droit devant, à quelques pas de lui. Des pupilles noires et étrécies l’examinaient avec concupiscence.
Une onde d’excitation brutale le parcourut. Sa peau frémit par plaques, se couvrit de marbrures, tandis que ses vibrisses se hérissaient.
La créature des glaces le toisait en émettant des grognements sourds. Elle l’avait attendu, tapie derrière les rochers, et s’approchait maintenant, pas à pas, déroulant ses membres trapus dans un ralenti menaçant. S’il se risquait à quelque mouvement brusque, nul doute qu’elle se jetterait sur lui et, à l’aspect et à la taille de sa denture, le déchiquetterait en quelques coups de mâchoire.
D’instinct, il battit en retraite, avec la même lenteur surnaturelle, les yeux rivés au sol en signe de soumission.
La bête n’eut cure de son geste de repli. Elle poursuivit son avance en feulant de plus belle. Elle se tenait si près à présent qu’il discernait les moindres détails de son corps épais. Sa carapace, cuirassée et graisseuse, recouverte de petites écailles tranchantes sous lesquelles émergeaient des touffes de poils gris; sa bave jaunâtre qui s’écoulait de sa gueule allongée et criblée de crocs; son haleine putride de carnassier.
Un bref souvenir le traversa: il se revit sur Im’shâ, encerclé de mesmeshs, les prédateurs les plus farouches de son île natale. La créature en arborait la férocité, la corpulence et la bêtise aveugle. Malheureusement, les similitudes s’arrêtaient là. Les phéromones et les injonctions dont il l’inondait pour altérer son comportement demeuraient sans effet sur sa physiologie. Au contraire, aiguillonnée par ses tentatives d’imprégnation, elle redoublait d’agressivité, frappant la roche de sa lourde queue élastique.
La confrontation s’éternisa.
Ils se jaugeaient, mettant leur endurance à rude épreuve. Le combat s’avérait inégal. Le monstre des glaces prenait son temps, habitué aux conditions extrêmes de la planète; quant à lui, chaque seconde d’immobilité le rapprochait de la mort. Le froid embourbait ses réflexes, le flux de sa pensée, la circulation de son sang. Son organisme devenait aussi insensible que le granit sur lequel il était tapi. Il se solidifiait à l’image de ce décor minéral, se préparait à en faire partie intégrante.
Il fallait que l’attente prenne fin. Au plus vite. Par n’importe quel moyen.
S’il réussissait à quitter le territoire de la bête, celle-ci le laisserait peut-être tranquille. Cela arrivait parfois avec les meshmeshs. Ils n’attaquaient que s’ils en avaient une bonne raison: l’envahissement de leur domaine; la protection de leur progéniture durant la saison de ponte.
Ou la faim.
Motivation la plus envisageable dans le cas présent. Face à la rudesse des conditions climatiques, dénicher sa pitance devait s’avérer une lutte de chaque instant. En l’observant, la créature salivait abondamment. Malgré son caractère exotique, elle le trouvait à son goût. Il était son futur repas.
Soudain, dans un hurlement guttural, elle bondit.
Il se jeta en arrière avec toute la célérité que lui autorisaient ses réflexes amoindris.
Ce ne fut pas suffisant.
S’il évita bien les crocs tranchants de la gueule béante, les pattes griffues lacérèrent les couches de ses vêtements et labourèrent ses chairs. Il bascula dans le vide et s’écroula dans la neige, quelques mètres plus bas, à moitié assommé par le choc.
La bête se posta au sommet du promontoire rocheux, duquel il avait dégringolé, se pourléchant les babines et fouaillant de la queue.
Il fit le mort.
Étendu sur le dos dans l’étau glacé, luttant contre l’inconscience, il sentait son sang s’écouler de ses blessures, inonder sa tunique pour se figer peu après sous l’effet du gel. La douleur l’empêchait de respirer. Malgré sa volonté, cette terre maudite aurait finalement raison de lui. Il y rendrait son dernier soupir sans comprendre, sans jamais retrouver la douceur de Mihitâna.
Il entrouvrit les paupières.
La créature avait contourné le surplomb et rampait vers lui en grondant. Ses pas pesants faisaient craquer la couche de neige. Son haleine lui parvenait en un flux bouillant et fétide. Sans attendre, elle se mit à le humer en émettant de petits jappements de plaisir. Sans doute se demandait-elle par quelle extrémité elle allait commencer son festin. Lorsqu’elle fut au-dessus de sa tête, s’apprêtant à lui donner le coup de grâce, il rassembla ce qui lui restait de force et se redressa d’un bond. Il projeta ses deux bras autour du cou de l’animal et attrapa de son index gauche l’embout de son flagelle. Il tira jusqu’à le dérouler entre les deux épaules massives. Les hurlements féroces, dont il accompagna son geste, se répercutèrent entre les versants de la vallée. Sur un autre monde que celui-ci, il était un chasseur redoutable. Le filament vibra dans l’air glacé et remplit son office, s’infiltrant avec le tranchant de la lame dans la carapace, puis dans les chairs épaisses de la créature, affolée de ce soudain revirement. Les vertèbres cervicales n’y résistèrent pas. Dans un craquement sinistre, l’abominable gueule bascula de côté, désolidarisée de l’épine dorsale. La carcasse s’abattit en tressautant sur les jambes du blessé et son sang vint se mêler au sien en jets bouillonnants. Sa fluidité, sa chaleur, acheva de le ramener à la vie.
Lentement, il se dégagea de l’étau qui l’emprisonnait, se traîna dans la neige, laissant derrière lui un sillon de cristaux sanguinolents, et se hissa sur l’éperon rocheux.
Bataillant contre la raideur de ses doigts, il arracha les pans de sa tunique pour examiner son thorax. Le sang s’écoulait de cinq profondes entailles. La marque de sa lignée ancestrale, imprimée sur sa peau sombre, disparaissait sous les déchirures, d’où s’effilochaient des lambeaux de chair. Il les trancha à coups de griffes, à deux doigts de tomber inanimé.
Le combat avait épuisé ses dernières ressources. S’il n’endiguait pas le saignement, c’en était fini de lui. À l’aide de bandes de tissu, il comprima les plaies, luttant contre la douleur, sa seule compagne depuis son arrivée sur Pad’jé.
Il se redressa tant bien que mal, fit quelques pas en chancelant. Aucune autre créature des glaces ne s’était manifestée pour l’instant. Cela ne durerait pas. Elles viendraient pour lui.
Il lorgna vers le cadavre de la bête. Sa survie était à ce prix.
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